dimanche 8 juillet 2018

10- Les soins du corps

Assister aux consultations va vous prouver que nous avons bien travaillé !


L'équipe d'ophtalmologie aux premières heures du séjour est pleine d'enthousiasme.
A 23 ans, Tara, qui a vécu sept ans dans le sous-continent, a assuré la majorité des traductions avec un accent indien qui remplace tous les "th" par un simple "t", mais surtout avec beaucoup de mérite face à mes lenteurs d'élocution et face à mon accent roscovite. Deux accents qui finalement facilitaient la compréhension mutuelle.

 Ma pièce de consultation, décorée à ma demande de posters (invisibles ici),
et d'un petit bouquet jaune cueilli par Tara.
Les posters tibétains sont des portraits de lamas.

Au cours des consultations, Somba, le frère cadet de Tara,
a fait preuve d'autant de curiosité que sa sœur, qu'il a souvent remplacée.
Vous constatez que nous consultions en polaire et doudoune.
Les E de Snellen sont bien le meilleur moyen de communiquer sans le langage,
et même sans interprète.




Quelques mots sans phrases, comme "oui" ou "non", "bien" ou "mal", permettaient de déterminer la réfraction, mais heureusement pour le patient émotif et pour moi dubitatif, mon interprète était le plus souvent présent.
J'ai été surpris, puis amusé, puis impatient, puis résigné devant les capacité romanesques du langage tibétain. Je tentais pourtant de poser des questions binaires auxquelles des réponses par oui ou non s'imposaient en principe. C'était de ma part un déficit d'imagination, ou plutôt un manque de savoir-vivre grossier. Toute question, aussi simple fut-elle, mérite un dialogue aussi civil qu'interminable dont j'étais exclu, et à l'issue tardive duquel j'obtenais la réponse laconique, mais pleine de sous-entendus, que j'attendais. Il m'est arrivé d'aller me promener pendant ces épanchements...

 Examen des phories.

 Prise du tonus oculaire : je vous ai déjà présenté cet ustensile.

Examen du F.O., en apnée, vous l'avez su et vous comprenez pourquoi. 



Quelle différence avec la photo précédente ?  Encore en apnée, encore en vacillant, encore en deux temps, mais non pas avec un ophtalmoscope. L'instrument est une lampe à fente de poche ! Je ne disposais d'aucun appareillage volumineux, grâce à Philippe et OSF : tout trouvait place dans une valise de cabine, dont je ne me suis pas séparé en vol vu son contenu précieux (et onéreux quoiqu'on en dise).

 Mes ordonnances agrémentées par Tara de caractères tibétains et chinois.

Visite à domicile, entre le dispensaire et le monastère.
J'espère disposer bientôt d'une photo montrant Gaëlle a califourchon sur ce lit
pour extraire une dent avec maestria, sous mon regard admiratif.

Voilà la photo, avec la dent pour preuve : 




Dans la pièce voisine, l'activité était incessante. Le fauteuil était moderne, les fraises et daviers nombreux et efficaces, mais j'ai vite compris qu'il n'existait pas "d'aspiration" !
L'interprète, qui, de toutes façons souffrait d'un manque cruel de communication dès lors que le patient ouvrait une bouche inaudible en gargouillant, se muait lui-même en aspirateur muni d'une seringue et pompait la salive. Les traducteurs tibétains savent faire face aux situations... et au silence.
Savent-ils le traduire ? La réponse précède la question !


Les dentistes aussi ont plusieurs cordes à leur arc : ils extraient des dents "dans les quatre quartiers", ils en soignent quelques unes quand même, ils ont des capacités d'enseignement théorique, et même de maîtres en travaux pratiques auprès des moinillons.



Marc, le médecin acupuncteur, pratiquait la moxibustion, dont j'ignorais tout jusqu'au terme lui-même. Dans le cas présent, il s'agissait d'enrouler des bandelettes d'armoise aux extrémités des aiguilles d'acupuncture avant d'y mettre le feu. Ce cérémonial était magique : il n'était pas rare que les patients reviennent quelques jours plus tard tant ils s'en trouvaient soulagés.
L'inconvénient était la fumée qui s'en dégageait et envahissait le couloir. Pourtant personne dans la pièce où officiait Marc ne s'en plaignait... Or la pièce était toujours irrespirable car plusieurs patients bénéficiaient en même temps de ce traitement.
Pour moi, par contre, altitude et suffocation sont  un cocktail toxique. Parfois ma chambre était tellement enfumée que je ne distinguais presque plus mon lit ! Mais après avoir accusé la moxibustion, j'ai réalisé que le poêle de la cuisine distant de 25 mètres était le seul responsable : son tuyau n'atteignait pas le toit et déversait sa fumée dans les combles avant qu'elle ne retombe en nappes opaques par les trous de mon plafond.

Le tuyau a été prolongé, et j'ai pu dormir en paix avec la moxibustion.

D'autant plus qu'au même moment je lisais "Le lecteur de cadavre" qui cite à deux reprises cette technique. Je pouvais m'ébaubir sur le sort qui m'était jeté : apprendre à 66 ans, coup sur coup à la fois chez Marc et dans le livre, qu'existe la moxibustion millénaire, et qu'elle m'est révélée sous un monastère bouddhiste, c'était presque une révélation d'ordre mystique. Je veux dire que ce fut possible là et nulle part ailleurs, quoique ce soit sans conséquences aucunes. Je m'ébaubis à nouveau : la gratuité des révélations en ferait donc l'essence !


Le bilan de mon activité révèle que les tibétains de cette région n'ont pas à se plaindre de leur fonction visuelle.
J'ai pratiqué 218 consultations et n'ai diagnostiqué ni glaucome (GAO), ni uvéite, ni kératite, ni dacryocystite, ni décollement de rétine, ni même corps étrangers ! En fait la principale pathologie est plutôt bénigne, il s'agit de conjonctivites d'irritation dues essentiellement aux UV, féroces à cette altitude, et dans une moindre mesure à la poussière, au vent et au froid. Ces conjonctivites évoluent vers des pingueculae et des ptérygions, mais c'est l'aspect esthétique qui inquiétait les nomades. 


C'est à leur sujet que mes interprètes ont pu répéter comme une litanie que les éleveurs souffraient de "lot of pain and lot of tears". Ce n'était qu'un résumé car, là aussi, la description de leurs soucis demandait toujours aux nomades plusieurs chapitres dans le roman que mes traducteurs édulcoraient avec talent. Je crois que je sais encore dire "a lot of pain, a lot of tears" en tibétain, mais sans le roman. 
Atteignant 56% des patients en consultation, les nomades éleveurs de yacks dépassaient logiquement le deuxième groupe, celui des moines qui plafonnait à 31%. Tous, moines comme éleveurs de yacks, se déplaçaient en véhicules motorisés et ne m'ont pas paru particulièrement défavorisés devant la vie...


Mes interprètes, Tara et Somba, avaient tous les talents ! Il manque la photo de Temba qui a surtout travaillé avec Marc. Non seulement ils étaient, tous les trois, toujours de bonne humeur et très souriants, mais ils apprenaient en deux temps trois mouvements les rudiments des consultations. Participer à la mesure de la réfraction avec les E de Snellen ne leur était pas plus difficile qu'adapter la distance de lecture ou retenir les posologies des collyres en m'évitant ainsi des répétitions fastidieuses. Tara allait jusqu'à manipuler le tonomètre avec dextérité !


Tara était polyvalente, à la fois interprète officielle à plein temps (elle dormait sur place), mais aussi réceptionniste à l'accueil des aéroports, recruteur de collègues (Tara était la seule traductrice disponible à notre arrivée), guide pour les courses alimentaires (la cuisinière aurait dû être présente à Nangqên), copilote pour le chauffeur inexpérimenté sans permis qui nous véhiculait, intendante pour le fonctionnement matériel du dispensaire, assistante du dentiste, secrétaire et gendarme pour canaliser les patients, animatrice pour anniversaire, disc-jockey pour l'ambiance avec son téléphone (même si parfois nous aurions préféré le silence), et encore cueilleuse de champignons pour améliorer nos omelettes du réveil. Sans sa présence dynamique, nous n'étions rien.



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